L'enfant terrible de Lavaux a toujours une idée d'avance ()
Louis-Philippe Bovard, le viticulteur culliéran, partage sa culture et son domaine dans une fondation qui perpétuera son œuvre. (article paru dans 24 heures le 6 octobre 2022, photo Vanessa Cardoso)
Il est 10 heures quand l’homme reçoit, après avoir fait sa gymnastique quotidienne et un point avec le directeur qui gère désormais son domaine de 12 hectares. Louis-Philippe Bovard, 88 ans énergiques, prépare sa succession tout en restant passionné par ses projets, disert sans être bavard, parfois abrupt, mais toujours civil. Il est le descendant d’une lignée de Savoyards arrivés ici en 1536, dont il est le dixième Louis (et une Louise) à la tête du domaine.
Dur de résumer tout ce que le Culliéran aura fait pour le vin vaudois. Sa carrière, pourtant, a commencé ailleurs, parce que son père était trop jeune pour lui passer le flambeau. Le voilà étudiant d’abord le droit, puis la criminologie et enfin l’économie par intérêts divers, lui qui a songé à devenir notaire. Mais il retrouve bien vite le vin en devenant directeur de l’Office des vins vaudois, puis directeur du Comptoir Suisse.
Curiosité inlassable
«J’avais dit à mon père que je reviendrais quand il me le demanderait.» Une promesse tenue à 49 ans, en 1983. Depuis lors, il défend autant ses vins que ceux de l’ensemble de la région. «J’ai toujours voulu transmettre ce que d’autres m’ont appris. J’ai beaucoup profité des autres.» L’homme n’est pas vigneron, n’a fait ni apprentissage ni études à Changins. Mais sa curiosité inlassable l’a amené chez les plus grands vignerons partout dans le monde. «J’allais deux fois par an dans des régions viticoles et je voulais rencontrer les meilleurs. J’ai toujours été très bien reçu.»
«J’ai perdu la moitié de ma clientèle en Suisse romande, mais je l’ai regagnée immédiatement en Suisse alémanique.»
C’est sans doute à cette vision internationale et à son envie de perfection qu’on doit sa saine ambition pour ses vins, alors que certains de ses confrères rêvent toujours petit. Il continue aujourd’hui à avoir de nouvelles idées, à bousculer les traditions viticoles du coin, au point parfois d’agacer ses confrères. «C’est le plus innovant des hommes, il m’épate toujours, à 88 ans, par son dynamisme et sa curiosité», s’exclame François Murisier, ancien chef de la section viticulture-œnologie de Changins, qui a souvent collaboré avec lui. «Il vise très haut et il sait ce qu’il veut pour ses vins, en cherchant à être original.»
Tout commence quand il décide de ne faire faire à ses propres chasselas qu’une fermentation et de les élever sur lies, suite aux conseils de ses mentors français Jean-Luc Colombo et Denis Dubourdieux. Fini le carbonique dans le vin, davantage de structure, une volonté d’accompagner des mets plutôt que de boire l’apéro. «J’ai perdu la moitié de ma clientèle en Suisse romande, mais je l’ai regagnée immédiatement en Suisse alémanique.»
L’homme est doué en communication et en marketing, il va lui-même sur les marchés extérieurs pour mieux vendre, à Zurich, Francfort ou New York, exportant 15% de ses bouteilles.
«Je crois que notre vignoble vaut davantage que ce que les gens en font.»
«Je crois que notre vignoble vaut davantage que ce que les gens en font.» C’est ce genre de phrases qui bousculent par ici. Même si elle n’est pas dite méchamment, plutôt avec la déception d’un amoureux éconduit: «Ça me fait de la peine que ça ne bouge pas plus que ça dans nos vignes, nous serions tellement plus forts ensemble.» C’est pour cela qu’il a lancé, avec Luc Massy et Jean-Paul Chaudet, la Baronnie du Dézaley, «région où on fait les meilleurs vins de chasselas». En 1994, la démarche n’était pas gagnée. «J’ai toujours regardé ce qui se faisait ailleurs et j’ai essayé de faire aussi bien.»
C’est lui qui pilote l’étude des terroirs viticoles vaudois pour mieux comprendre le sol et leur adéquation aux cépages. Qui a cofondé le Musée de la vigne et du vin d’Aigle. Qui, le premier, a planté du sauvignon puis du chenin blanc à Lavaux. Qui a cofondé Arte Vitis, association de vignerons stars du canton. Qui a créé le Conservatoire du chasselas à Rivaz, regroupant une vingtaine de variétés différentes, pour les étudier à l’heure où le fendant roux est quasi seul dans nos vignes. Qui lance maintenant une étude sur la plus grande présence des acides aminés dans les grands crus. Bref, qui n’arrête jamais.
Reconnaissance internationale
Bien sûr, il peut s’énerver quand il pense avoir raison, lui-même admet son côté péremptoire. Mais ses vins parlent pour lui, récompensés au niveau international par les gourous Parker ou Jancis Robinson. «Je ne demande pas, je fais.» Il a commencé la biodynamie avec ses potes Paccot et Cruchon, avant de l’abandonner dix ans plus tard. Il essaie. Il lit. Il cherche. Replante du chasselas bois rouge que les Vaudois avaient abandonné
pour sa faible production.
Si ses projets sont encore multiples, «il se sent pressé par le temps», selon François Murisier. Au décès l’an dernier de sa deuxième épouse, Anne-Christine, avec qui il a vécu une relation fusionnelle tant d’années, il a accéléré les choses. Les immeubles qu’ils ont rachetés et rénovés dans la région ont été donnés à la fondation qu’ils ont créée ensemble.
«Je n’aurais pas pu vivre ailleurs qu’ici.»
C’est elle qui gère le conservatoire, la future bibliothèque sur les vignobles en terrasses et leurs cépages, le projet de «Dictionnaire amoureux de Lavaux», l’étude sur les acides aminés. Plus tard, le domaine lui-même reviendra aussi à la fondation pour «assurer sa pérennité grâce à des gens capables».
Ses deux filles n’en voulaient pas, ses neveux travaillent ailleurs. Un drame presque wagnérien pour un passionné de l’œuvre du compositeur allemand, qui s’est rendu des dizaines de fois à Bayreuth entendre ses opéras. «Je ne suis pas croyant, mais j’aimerais laisser une trace.» Sa vraie passion, pourtant, c’est le lac «et la région subséquemment». Sa casquette de marin rappelle le permis de pêcheur professionnel qu’il a toujours sur lui, ses trois années à aider la veuve d’un pêcheur chaque matin à l’aurore en attendant que les enfants soient grands… «Je n’aurais pas pu vivre ailleurs qu’ici.»
Bio
1934 Naît le 6 avril à Cully de deux parents issus de familles vigneronnes.
1957 Termine son droit, suivi de criminologie en 1958, puis HEC en 1963.
1963 Travaille pour l’Expo 64.
1965 Directeur de l’Office des vins vaudois (OVV).
1971 Cofonde la première agence de relations publiques trilingue.
1977 Directeur du Comptoir Suisse.
1977 Rencontre Anne-Christine, le deuxième soir de la Fête des Vignerons.
1983 Reprend le Domaine Bovard.
1994 Cofonde la Baronnie du Dézaley.
1999 Président de l’Association pour l’étude des terroirs du vignoble vaudois.
2004 Cofonde Arte Vitis.
2010 Crée le Conservatoire du chasselas à Rivaz.
2016 Crée la Fondation Louis-Philippe et Anne-Christine Bovard.
2021 Décès d’Anne-Christine. Donne leurs immeubles à la fondation. Cesse la direction du domaine.
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