L’aubergiste heureux a une luxueuse mémoire ()
Depuis Cully, l’hôtelier de luxe Jean-Jacques Gauer cultive son réseau mondial et son terreau local. Il publie ses Mémoires en vrac, comme sa vie. (Photo Patrick Martin/24 heures)
À 68 ans, le patron de l’Auberge du Raisin, à Cully, ne se prend toujours pas au sérieux. Pour preuve, le titre de ses Mémoires, «Excusez-moi, Monsieur, où sont les toilettes?»
C’est la phrase que Jean-Jacques Gauer a le plus souvent entendue dans sa riche vie, prétend-il. Une manière, pour l’ancien directeur général du Lausanne Palace, de dire qu’il a été un «hôtelier on the floor», sur le terrain, pas un de ces «gestionnaires enfermés dans leur bureau à remplir des tableaux Excel».
Une allusion, peut-être, à son éjection inélégante de l’établissement qu’il a dirigé pendant vingt ans, faisant passer son chiffre d’affaires de 11 à 48 millions.
L’homme est toujours aussi charmeur, disert, parfois un peu brouillon tant il a de choses à dire. Son bouquin lui ressemble, où il égrène ses souvenirs en passant du coq à l’âne. «Ma vie est un peu décousue, mon ouvrage aussi. C’est voulu comme cela.»
Par où prendre en effet son parcours instinctif et prestigieux? Une carrière qui l’a mené dans les plus grands palaces du monde, quand il présidait les Leading Hotels of the World pendant vingt ans, qui l’a fait gérer l’hôtel American Colony de Jérusalem, où cohabitent Juifs et Palestiniens, qui l’a vu organiser des soupers officiels lors des visites d’État à Berne ou lancer des hôtels dans un Corfou pas encore connu par les touristes.
«J’ai eu la chance d’apprendre ce métier à l’époque où l’on s’occupait de l’humain, du bien-être des clients et de celui du personnel»
«J’ai surtout fait des rencontres formidables qui m’ont offert des occasions. Et j’ai voulu raconter ici des histoires drôles qui me sont arrivées.»
L’aubergiste aime faire plaisir: donner du bonheur aux gens le rend heureux. Ceux qui ont fréquenté ses établissements savent combien leur hôte peut être généreux, et combien il peut prolonger la soirée jusqu’à plus soif.
«J’ai eu la chance d’apprendre ce métier à l’époque où l’on s’occupait de l’humain, du bien-être des clients et de celui du personnel. C’est cela qui donne une âme à nos maisons, qui crée de vrais palaces. Il reste peu d’hôtels iconiques aujourd’hui, et ils sont en général gérés par des familles, la Villa d’Este, Cipriani, à Venise, ou Sacher, à Vienne, par exemple.»
«Mon père et moi, on se parle beaucoup», raconte son fils Jay, directeur des Trois Couronnes, à Vevey, que son père a aidé à trouver un acquéreur.
«Il est capable de divertir tout le monde, il est drôle, il a du charisme et, en même temps, c’est un bosseur incroyable. Mais il prend un tel plaisir à être avec les gens.» L’hôtelier est resté modeste, à l’aise avec tout le monde, du président Bill Clinton au pêcheur de Cully. «C’est un vrai caméléon, mais il est plus confortable dans la simplicité, poursuit son fils. Il aime sa Fiat 500, il voyage toujours en 2e classe…»
Gènes de l’accueil
Jean-Jacques Gauer n’imagine pas prendre sa retraite un jour, lui qui passe ses rares vacances à téléphoner à ses collaborateurs pour savoir qui est venu manger chez lui.
«Je m’emm… en vacances.» Cette boulimie, cette gourmandise vient, d’après lui, des gènes parentaux: son père, Jack, décédé quand il avait quatorze ans, était parti autour du monde avant de reprendre le Schweizerhof bernois, puis des hôtels en Grèce, en Israël et le Raisin à Cully; sa mère, devenue veuve, a dû reprendre la gestion du groupe à une époque où être femme à ce poste était mal vu.
«Il faut savoir s’en sortir chaque fois que tu as des revers.»
L’hôtelier a aussi connu son pain noir, quand les affaires familiales allaient mal, quand une de ses quatre sœurs lui a fait un long procès pour la succession, quand la fondation hôtelière de Sandoz l’a éjecté du Lausanne Palace, quand un stupide accident à pied devant sa maison de Grandvaux l’a mené des semaines à l’hôpital l’an dernier, polytraumatisé.
«Il faut savoir s’en sortir chaque fois que tu as des revers. Pas plus fort, comme prétendent les coachs en tout genre. Mais avec davantage d’expérience.» Celui qui s’est converti au catholicisme après une rencontre mystique garde un optimisme forcené. Et une âme d’enfant qui s’émerveille de rencontrer le dalaï-lama, Yasser Arafat ou le prince Rainier.
«Mon père m’a appris à donner beaucoup aux gens, explique Jay. Parfois, on est déçu, mais souvent ça crée les plus belles relations. Partout où l’on va dans le monde, il connaît quelqu’un.»
Ce fidèle en amitié apprécie les hommes plutôt que leurs actions, aime toujours Sepp Blatter ou Michel Platini malgré leurs ennuis judiciaires ou soutient le milliardaire Adnan Kashoggi lorsque son ami procureur Alex Tschäppät vient l’arrêter au Schweizerhof sur demande américaine. Il est toujours complice avec Émeline, épousée à New York après qu’il a fait sa demande sur un coup de tête en avion, elle qui est de toutes ses aventures.
Donner pour recevoir
Il était l’un des premiers à se soucier de la gastronomie dans ses établissements, à y créer des bars chaleureux et des boîtes de nuit, puis à y ouvrir le premier spa de Suisse au Lausanne Palace. «Avant, on faisait la fête, maintenant on s’occupe de la santé des gens.»
Lui, l’enfant têtu et colérique que décrit sa sœur Michèle, l’adolescent rebelle, est devenu le plus diplomate des hôteliers, le plus charmant des hôtes. Mais il est toujours davantage partant pour s’amuser que pour se soigner.
«J’ai fait tout à l’envers, partir du monde entier pour finir aubergiste ici. Mais mon confort y a gagné», prétend-il. On ne le croit guère quand on sait qu’il fait encore du consulting pour des fusions-acquisitions, qu’il épaule Christian Constantin pour les Terrasses de Lavaux et autres, conseille un Russe pour le Château Gutsch de Lucerne, qu’il cumule les mandats d’administrateur, qu’il songe à acheter une pousada en famille sur une île brésilienne.
«Le Covid m’a donné le temps d’écrire mon livre, avec du papier, un crayon et une gomme. Je n’aime pas l’ordinateur.»
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