Anne-Sophie Pic a élargi ses goûts grâce à Lausanne ()

aspic.jpgLa cheffe fête les cinq ans de son restaurant du Beau-Rivage. Elle a gagné en maturité et se passionne toujours davantage

Elle arrive au rendez-vous dans le bar du Beau-Rivage, toujours aussi chaleureuse mais avec davantage de maturité, de conviction: Anne-Sophie Pic, la cheffe trois-étoiles de Valence, fête les cinq ans de son restaurant lausannois ouvert dans le palace d’Ouchy.

Comment vous sentez-vous quand vous arrivez dans les cuisines lausannoises?

Comme si j’étais chez moi. Il n’y a aucune différence en termes d’exigence. Quand nous avons ouvert ici, les plats étaient plus classiques qu’à Valence, je me retenais un peu, attendant de mieux connaître le terroir, les clients. Puis je me suis sentie en confiance et je me suis lâchée, peu à peu. Aujourd’hui, j’ai les mêmes audaces dans les deux restaurants.

Votre chef ici, Guillaume Rainex, est parti. Comment se passe la transition?

J’avais déjà demandé à l’un de mes chefs de Valence, Kevin Gatin, de venir ici dès le début de l’année. Il a pris ses marques et c’est lui qui est officiellement chef aujourd’hui. Il me connaît et nous travaillons bien ensemble.

Quel est le bilan de ces cinq ans?

J’étais venue ici pour un projet sur la durée. Nous avons obtenu rapidement deux étoiles Michelin et nous faisons tout pour en obtenir une troisième. Mais là, ce n’est pas moi qui décide (grand sourire).

Lausanne vous a-t-elle apporté quelque chose dans votre cuisine?

Oh oui! J’ai découvert des produits. Par exemple, les épices extraordinaires de Patrick Rosset, à Payerne, avec qui je crée des mélanges secrets que je ramène aussi à Valence. Il m’a initiée à plein de saveurs. J’ai découvert les bourgeons de sapin aussi, ou redécouvert l’aspérule odorante qu’une cueilleuse me fournit ici. Vous savez, si je ne suis pas dans ma cuisine pendant trois jours, elle me manque. Mais il faut aussi que j’en sorte pour découvrir des choses, et je le fais plus souvent aujourd’hui. J’ai besoin de me cultiver, encore et encore.

Vous apparaissez plus sereine, plus sûre de vous…

Oui, j’ai davantage confiance en moi, en mes goûts. Je travaille toujours plus les associations de saveurs, mais avec davantage de punch, davantage de technique. Si je mets cinq ingrédients dans un plat, on doit tous les sentir. Certains trouvaient ma cuisine trop discrète, ils ont changé d’avis. J’ai beaucoup plus de puissance aromatique, c’est venu d’un coup.

Avec beaucoup de soin pour les sauces?

Oui, je travaille beaucoup cela. Mon père ou mon grand-père étaient de grands sauciers, et j’aimerais remettre ce poste en valeur. Mais attention, des choses allégées. Souvent à base de consommé, d’infusions, de jus qu’on monte avec un peu de beurre parce qu’il faut de la matière grasse pour transporter les goûts. Mais mes beurres sont infusés, pas cuits, c’est beaucoup plus sain.

Et vous adorez les «sauces éphémères»…

C’est une alchimie passionnante. Ces sauces sur lesquelles nous travaillons ont une puissance aromatique à un instant précis, après c’est trop tard. Cela ajoute au stress de la cuisson et du dressage.

Vous travaillez aussi avec les parfumeurs?

Oui. Comme je cherche toujours à associer intelligemment les saveurs, le travail des parfumeurs me fascine parce que je me rends compte que nous avons beaucoup de choses en commun. Eux aussi utilisent le gras pour transporter les arômes. Cela ne marche qu’avec le gras, le gélatineux ou l’alcoolique.

Et quels sont les goûts qui vous intéressent maintenant?

Avec mes chefs, nous travaillons beaucoup sur toute la gamme des thés, des cacaos, des cafés, en fait tout ce qui est fermenté. Il y a une diversité aromatique extraordinaire. Et nous expérimentons le dashi aromatisé, ce bouillon japonais, avec ses côtés fumés et iodés.

Vous êtes sensible au classement mondial des restaurants?

Non, bien sûr. Mais ceux qui y sont font une cuisine intéressante aussi. Mais je ne voudrais pas qu’on oppose les anciens et les modernes, qu’on «tue le père». Il n’y a pas une cuisine qui est meilleure qu’une autre ou plus inventive. Moi, je m’appuie sur les bases classiques de la cuisine française que je fais beaucoup évoluer. D’autres partent de zéro.

Les femmes en cuisine?

C’est devenu plus évident. On les accepte maintenant comme une valeur ajoutée, même s’il reste des machos. Mais la cuisine n’a pas de genre, regardez toutes ces pousses, ces fleurs qu’on voit sur les plats aujourd’hui, cela pourrait être très féminin.

Votre fils de 8 ans vous succédera-t-il un jour?

Je ne veux pas lui mettre la pression mais… il a un très bon palais. Il me ressemble beaucoup.

Et bientôt le Daily Pic

Anne-Sophie Pic va ouvrir à Valence son premier Daily Pic, de la restauration à l’emporter. «Nous avons beaucoup travaillé le concept et les recettes de verrines et de conserves. Il n’y a aucun agent de conservation, nous devons cuire plus longtemps. C’est intéressant d’approcher les gens par une ligne d’entrée de gamme, de les initier. Peut-être viendront-ils au restaurant plus tard. Nous ne devons jamais faire de l’élitisme et nous éloigner des gens.»


Puissance et équilibre

La cuisine d'Anne-Sophie Pic a effectivement gagné en puissance tout en gardant ce qui a fait la signature de la cheffe, la subtilité et l'équilibre. Pour fêter ses cinq ans à Lausanne, la démonstration était superbe.

Cela commence par ces cuisses de grenouille de Vallorbe, dont elle est tombée amoureuse, présentées ici meunière sur de petites feuilles de capucine comme un ballet, une tombée de jeunes épinards et un bouillon infusé à la menthe et à l'ail des ours. Le bouillon est ajouté à table, pour éviter que la sauce perde de ses arômes si on la sert trop tôt.

Une autre spécialités de Pic, ce sont ces berlingots minuscules de pâte, ici rempli d'un coeur de fondue d'été, moitié-moitié, face à des coeurs de tomates vertes Green Zebra qui apportent toute leur acidité, avec un consommé qui mêle les mêmes tomates, l'aspérule odorante et la verveine fraîche. Tout est dosé à la perfection, avec des goûts qui se combinent, se succèdent sans jamais se contredire.

Le homard bleu est magnifiquement rôti au beurre de homard, avec un dashi (ce bouillon japonais) qui associe rhubarbe et fleur de sureau. C'est légèrement fumé, c'est ample et c'est magique.

Il nous reste encore dans la bouche les arômes combinés de ce bouillon léger à la pomme verte, aux feuilles de cenelle, anis vert et céleri branche qui magnifiaient des langoustines rôties à la plancha. Un monument d'équilibre et de complexité, qu'on savoure sur la longueur tant il emplit la bouche pour mieux se décliner.

La canette de Challans est rôtie tout doucement au poêlon (56 degrés) pour se confronter à des betterave en crapaudine confite, des framboises farcies d'épine-vinette et un petit jus bien relevé. La cuisson est magnifique, l'audace des alliances récompensée.

Plutôt qu'un fromage, le picodon de la Drôme est râpé avant de se mélanger à un yaourt aux bourgeons de sapin avant le célèbre mille-feuille blanc, à peine sucré, qui cache une pâte feuilletée, une crème à la vanille de Tahiti, une fine gelée au jasmin. Le tout entouré d'une émulsion au poivre de Madagascar.

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