Reconverti à la vigne à la cinquantaine, le producteur de Bougy-Villars ne fait que des crus haut de gamme. (Portrait paru dans 24 heures du 25 novembre, photo Florian Cella)
La parole de Philibert Frick vagabonde autant que son parcours. Le bavard adore raconter, préciser, puis prendre un petit chemin de traverse avant de revenir au sujet de sa conversation. Dès le rendez-vous pris, il avait prévenu qu’il lui faudrait du temps pour tout dire. Il a tenu parole, installé dans la petite cuisine vieillotte du Domaine A Villars de Bougy-Villars, où il est devenu vigneron, la cinquantaine venue. «Je n’aime pas faire les choses comme les autres», affirme-t-il, conscient que cette différence assumée le distingue du commun des mortels.
«Je n’aime pas faire les choses comme les autres»
Pour le petit-fils du commandant de corps Hans Frick, né sur les bords du lac de Zurich d’un père et d’une mère banquiers tous les deux, cette vocation agricole ne date pourtant pas d’hier. «Mon père étant très absent, je passais l’essentiel de mon temps à la ferme voisine d’Hans Freitag, à Herrliberg. J’y ai même passé mon permis tracteur. Et je manquais l’école pour aller dans les champs. Mon père m’a convoqué le 29 décembre 1974 suite à ces absences. Je n’étais pas psychologue, je lui ai donc dit que je voulais être paysan. Six jours plus tard, j’avais mon billet pour l’école catholique de Champittet, à Lausanne, en interne.»
Une prison dorée
Un métier de la terre, cela ne se faisait pas chez les Frick! Mais la punition était sévère pour l’adolescent, qui a détesté l’internat, au point d’en fuguer trois fois. Attrapé sur la route de l’Italie, il obtient son transfert au Rosey, à Rolle. «C’était toujours une prison, mais elle était dorée.» L’homme observe son parcours avec ironie, comme il garde cette petite touche d’élégance quand il parle de sa vie actuelle. «Il a toujours été très humble et très drôle», affirme son ami Reynald Parmelin, vigneron à Begnins, connu grâce aux sapeurs-pompiers du village.
Le très léger accent alémanique se distingue à peine, avec peut-être des traces d’anglais, en rappel de ses études à Londres ou de son ancien métier. Il parle encore italien et espagnol, a étudié l’arabe dans la capitale britannique. D’où il était parti la fleur à la boutonnière en Afghanistan, «se battre pour une cause», comme le lui serinait son père. Le pied nickelé participera en fait à une mission humanitaire ravitaillant le commandant Massoud dans la vallée du Panshir, avec qui il va sympathiser. «J’en suis revenu un peu plus intelligent sur la suite de ma carrière.»
Mais l’agriculture attendra encore. D’abord des études d’histoire, passionnantes. Mais, en travaillant dans le trading pour financer ses études, le jeune homme trouve le monde professionnel encore plus passionnant. Le voilà qui négocie du pétrole et des matières premières, sous-traite des fonds alternatifs, suit les effets de la guerre du Koweït sur les cours de l’or noir. «J’ai eu beaucoup de chance dans mes investissements. C’était une époque de folie, un vrai Far West.» La tension va le mener au burn-out, avant que sa société de gestion de fortune le délocalise au Vietnam pour s’occuper de gérer une ferme à Dalat. «Je devais devenir associé de ma boîte en Suisse et je me suis retrouvé à vendre des produits agricoles en Asie.»
Il en faut plus pour abattre la volonté du jeune homme qui survivra à l’épisode, comme à l’explosion de la bulle internet en 2000. De la gestion de fortune à sa «migration industrielle», il n’a peur de rien, multiplie les projets et les aventures, comme celle qui l’a vu développer une source d’eau française jusqu’à devenir le leader de l’eau en fontaine dans l’Hexagone. Cette volonté de faire différemment, déjà, puisqu’en rachetant des sources délaissées par Cristalline, il y avait interdiction de vendre l’eau en bouteilles.
«J’ai eu comme professeur à Marcelin Christophe Mingard, qui nous avait dit: «La biodynamie, je ne sais pas l’expliquer, mais ça marche.» J’y ai cru aussi comme à une religion.»
Dans la propriété de Bougy-Villars rachetée par son grand-père en 1950, Philibert Frick a voulu commencer tout petit, suivant l’École du vin de Changins, puis plantant quelques pieds d’un cépage résistant. Mais la famille dénonce le contrat de l’exploitant des 7,5 hectares d’appellation Féchy, et le quinquagénaire reprend le tout. Pour les vignes, Bastien Suardet joue les vignerons tâcherons dans un domaine qui suit les principes de la biodynamie sans être labellisé. «J’ai eu comme professeur à Marcelin Christophe Mingard, qui nous avait dit: «La biodynamie, je ne sais pas l’expliquer, mais ça marche.» J’y ai cru aussi comme à une religion.»
En cave, avec l’aide d’un caviste occasionnel et les conseils de Fabio Penta, le sexagénaire expérimente et soigne ses crus. Chaque vin rend hommage à un de ces hommes (oui, il n’y a pas de femme) qui ont jalonné son parcours, les bouteilles sont vendues par six en caissettes en bois, et les millésimes ont souvent attendu en cave avant que le vigneron les libère. Là, le catalogue propose des 2015 et 2016, qu’il trouve enfin à maturité, à des tarifs allant de 26 à 59 fr. la bouteille.
«Il a la qualité d’être tout neuf dans le métier, sans le poids de la tradition, explique Reynald Parmelin. Il n’hésite pas à essayer des choses, à lancer des projets, après avoir écouté les avis de chacun. Il est modeste, il sait écouter, parfois trop. Surtout, il vise haut et possède un réseau que nous n’avons pas, ce qui est un bien considérable pour les vins de la région et de toute la Suisse, dont il fait la promotion.»
L’essentiel de sa production est vendu en vrac, en raisin ou en moût. Mais le reste est bichonné sous le nom Pura Me Movent, soit en latin «ce qui est pur m’inspire». Pas de doute, les moines de Champittet ont eux aussi laissé leur marque sur le parcours de celui qui préside l’association Vin et Terroir qui regroupe l’essentiel des vignerons de Féchy.
Bio
1961 Naît le 10 juillet à Bâle. Grandit au bord du lac de Zurich.
1975 Arrive à Champittet, puis au collège du Rosey, à Rolle.
1983 Étudie l’arabe à Londres.
1985 Mission humanitaire en Afghanistan.
1989 Licence spéciale d’histoire à l’Université de Genève.
1990 Manager de Rushbrooke Investments.
1992 Gestionnaire chez Notz, Stucki & Cie.
1996 Associé dans Camco. Cofonde Alco. Cofonde les Sources de Teissières.
1997 Épouse Fiona, qui a fondé une entreprise de gestion, Circé.
2000 Président d’Eureau Sources. Cofonde l’hôtel z’Loft, à Gstaad.
2001 Naissance de Sacha, suivi de Timour en 2005.
2011-2014 CFC de viticulteur à Marcelin, puis brevet de viticulteur et de caviste à Changins.
2015 Fonde Pura Me Movent.
2024 Lance des lunettes en réalité augmentée pour aider à tailler la vigne.