Pour les Suisses romands protestants, le pruneau évoque forcément le Jeûne, puisque c’est historiquement son apogée (voir ci-dessous). «Bien sûr, on ressent encore un pic des ventes au moment du Jeûne, mais cela a diminué. Les jeunes générations oublient un peu la tradition», explique Patrick Muller, qui en produit 80 tonnes à Cheseaux-Noréaz, dans le Nord vaudois. Le président de la section fruits à noyau de l’Union fruitière lémanique cultive 25 hectares de fruits, depuis les cerises jusqu’aux poires, en passant par les pommes ou les framboises.
«C’est un produit assez simple, qui demande peu de traitements», poursuit-il. «Et encore, il s’agit de produits assez conventionnels et anciens.» Avec Fruit Union, il tente de convaincre ses confrères arboriculteurs de replanter des pruneautiers dans le canton.</p><p>«On aimerait garder une capacité de production dans le canton. Il y en avait beaucoup plus il y a vingt ans, mais on a raté le virage des nouvelles variétés», explique-t-il. D’autant que les prix payés au producteur étaient trop bas pour les encourager à investir dans une cueillette forcément plus lente que celle des pommes, par exemple.
Timidité romande
Les choses sont en train de changer. Si la surface cultivée dans le canton n’a pas crû énormément, les arbres ont quasi tous été remplacés, et les rendements sont forcément meilleurs.
Reste encore à convaincre les consommateurs romands, qui ne s’imaginent le fruit que mangé «à la main» ou en tarte. En Suisse alémanique, le pruneau est un fruit à tout faire. Des compotes, des jus, des pains style pain aux poires ou des pains complets avec des morceaux de pruneaux dedans. «Et les confitures! s’exclame Patrick Muller. Le matin, une table alémanique sans confiture de pruneaux n’est pas une table de petit-déjeuner. Alors qu’ici…»
L’autre petit frein tient à l’image du fruit. «Quand on commence les marchés avec la cerise, par exemple, les gens sont tout contents, cela a une image estivale et fraîche. Par contre, quand on arrive avec les variétés précoces de pruneaux, à mi-juillet, nos clients s’exclament: «Ah, non! C’est déjà l’automne…»
Trop précoce
Chacun pourra quand même encore profiter des pruneaux au Jeûne, même si la saison a été précoce, comme pour les autres fruits. Les producteurs sentent le réchauffement à cela, des récoltes en moyenne toujours plus tôt chaque année. Si Patrick Muller a tout ramassé, avec ses équipes, il a encore des stocks. Presque trop, d’ailleurs, ce qui ne l’arrange pas puisque les prix en profitent pour baisser.
Quetsche que c’est?
Ce que les Suisses appellent pruneau se nomme quetsche, chez nos voisins français, un nom dérivé de l’allemand Quetsche, une variété de prune. En France, le pruneau désigne une prune séchée, dont le plus célèbre est celui d’Agen.
Si on n’a longtemps cultivé en Suisse quasi que du Fellenberg, de nouvelles variétés sont introduites depuis quelques années, avec des noms aussi poétiques que Belle de Canak, Felsina, Hanita, Tegera ou Elena, souvent plus précoces que la Fellenberg.
Si la confusion peut exister entre prune et pruneau, Fruit Union les distingue comme ceci:
LES PRUNEAUX sont allongés-ovales, ronds aplatis avec une extrémité pointue. Ils sont le plus souvent bleu violacés, à chair jaune-vert, juteux, sucrés, aromatiques et se détachent bien du noyau. C’est la majorité des fruits cultivés ici.
LES PRUNES sont des fruits arrondis à ovales. La chair est jaune-verdâtre à jaune d’or, molle, très juteuse, sucrée, mais ne se détache pas toujours du noyau. Peu en Suisse.
LES MIRABELLES sont jaunes à jaune d’or et présentent souvent des points rouges. La chair est ferme, verdâtre à jaune ou jaune-orange, sucrée, aromatique et se détache du noyau.
Origine incertaine
Le Patrimoine culinaire suisse s’est bien évidemment penché sur la tradition de la tarte aux pruneaux dégustée au Jeûne. Mais sans vraiment trouver la réponse à l’angoissante question: pourquoi mange-t-on cette spécialité lors de cette fête.
Si les premières mentions de tartes aux pruneaux apparaissent en Suisse alémanique sous le nom de Zwätschgedüne en 1624, on les retrouve à la même époque en Alsace.
En Suisse romande, la première recette connue date de 1817, publiée dans La cuisinière genevoise. Mais il n’y a encore aucune référence au Jeûne.
La tradition, selon le Patrimoine culinaire, remonterait au début du XXe siècle. Lorsque le Jeûne fut fixé au troisième dimanche de septembre en 1832, il était demandé aux gens de ne rien manger à midi. Les fidèles restaient donc à l’église pendant le repas de midi, et ils n’avaient pas le temps de préparer un repas pour le soir. Ils mangeaient donc des tartes aux fruits faites à l’avance. Vu la saison, elles étaient souvent aux pruneaux, ce qui pourrait expliquer ce qui est devenu une tradition.
Une autre explication pourrait venir des quêtes faites auprès des fidèles, qui offraient au Jeûne l’argent que leur aurait coûté un repas. Ces derniers n’auraient alors qu’un gâteau aux fruits ce jour-là.