A Lausanne, Fredi Torres mixait dans le monde de la nuit, jusqu’à ce qu’il boive un Cheval-Blanc 1971. Il est aujourd’hui un des meilleurs vignerons du Priorat.
Lancez Fredi Torres sur le vin et vous ne l’arrêterez plus. A 33 ans, le jeune Lausannois possède une culture au moins aussi grande que sa passion pour la viticulture. Mais cela ne s’est pas fait tout seul. Le jeune Fredi, enfant de l’immigration galicienne en Suisse, avait d’abord trouvé sa voie dans la musique. DJ pendant dix ans dans des boîtes comme le MAD et ailleurs, le vin, pour lui, appartenait à un monde qu’il ne connaissait pas. Jusqu’au jour où il a dégusté un Château Cheval-Blanc 1971. Le coup de foudre est immédiat, d’autant qu’il «en avait assez de l’esprit Dolce & Gabana».
Il entre alors en œnologie comme en religion… presque jusqu’au vœu de pauvreté! Des stages, puis il réussit à forcer les portes de l’école de Changins pour devenir œnologue. Des rencontres qui le marquent, chez Henri Chollet, à Aran-Villette, ou chez Cornulus, à Savièse. Puis un deuxième choc quand il boit un Clos Mogador 1998, un vin du Priorat, près de Tarragone (voir ci-contre), produit par René Barbier.
Investisseurs passionnés
Le Priorat devient «l’amour de sa vie». Fredi va tout quitter pour rejoindre Gratallops, travailler chez Barbier, puis gérer le restaurant gastronomique de son fils. Dans le même temps, il loue une vieille maison en ruine, la transforme en cave, trouve quelques amis suisses d’accord d’investir dans l’aventure. C’est le début de la Bodega Saó del Coster en 2005 et les 9011 bouteilles du premier millésime.
Fredi Torres est un perfectionniste et il voue un culte à la nature. Ce culte lui fait respecter les vieilles vignes de carignan de son domaine, dont les plus âgées dépassent les 80 ans. Ce culte l’amène aussi à travailler ses vignes en biodynamie, respectant les lunaisons, plantant dans le sol des cornes de bœuf emplies d’un mélange d’herbes qui permet d’éviter les traitements. Pas de tracteur non plus à la bodega, dans la grande tradition du Priorat, mais des mules qui permettent de cultiver les vignes plantées sur des coteaux difficiles d’accès. Des faibles rendements, des grains triés à la main et le moins d’intervention possible en cave. Tout cela a un prix, bien sûr, qui se retrouve sur des bouteilles entre 50 et 100 fr.
Beaux nectars
Mais les vins de Torres lui ressemblent, riches, complexes, fluides. Le Terram, son cru de base, marie les quatre cépages locaux. Le Planassos, un 100% carignan, «le Priorat que je veux reproduire, avec ses montagnes dures, ses vallons, sa garrigue. Un monolithe dans la bouche.»
Depuis cette année, Torres produit aussi un vin d’entrée de gamme, le S, produit avec des raisins achetés. Il exporte ses 12 000 bouteilles dans une douzaine de pays, et espère toujours arriver à 20 000 bouteilles dans trois ans. «On n’est toujours pas rentables, mais mes investisseurs sont patients.»
Et l’ancien DJ commence à être reconnu à l’étranger, le fruit des voyages incessants qu’il fait pour vendre le Priorat, sa région, aux Japonais ou aux Brésiliens.
Les vins de Saó del Coster sont en vente chez Boiron, av. d’Echallens, à Lausanne.
Le Priorat, la plus ancienne appellation contrôlée espagnole
Le Priorat est un cirque naturel de 2000 hectares, sauvage et préservé, à 80 kilomètres au sud de Barcelone et à 50 kilomètres à l’ouest de Tarragone. Une chaîne de montagnes l’entoure et l’isole.
Au début du XXe siècle, le phylloxéra y a fait des ravages, et seuls des plants de grenache et de carignan ont survécu, deux cépages qui passent de mode, à côté du cabernet sauvignon et de la syrah. Même si c’était la plus ancienne appellation d’origine contrôlée d’Espagne, sa réputation chute. En 1970, il n’y subsiste que deux vignerons-encaveurs, les autres préférant produire des cubitainers de 5 litres à bas prix.
En 1978, pourtant, un jeune Français originaire des Côtes-du-Rhône, René Barbier, y achète 10 hectares pour 10 000 francs: «Dès le départ, j’ai pris la mesure du trésor que j’avais entre les mains. Avec la qualité des raisins locaux, ce sol schisteux, le climat méditerranéen filtré par les montagnes et ces inversions thermiques entre le jour et la nuit de près de 20 degrés en hiver, tous les ingrédients étaient présents pour favoriser la gestation d’un vin d’exception.»
Après une décennie, il produit finalement sa première récolte en 1989 et ses premières centaines de bouteilles d’exception: travail des vignes avec la mule, biodiversité, taille de la vigne programmée à la minute, grains triés à la main un à un, vieille presse verticale. Et, surprise, son vin fait l’unanimité: même Robert Parker le note 98/100. Le Priorat est relancé et, autour de Barbier, qui ne produit toujours que 30 000 bouteilles par année, toute une tribu de vignerons exigeants sont revenus s’installer dans le village de Gratallops (300 habitants).
Attention: les vins siglés René Barbier dans le Penedes n’ont rien à voir avec lui.