Le chef du Thoumieux parisien et juré de "Top Chef" a théorisé son travail, qui va bien plus loin que sa cuisine. Passionnant
On aime ou on n’aime pas l’émission de M6 Top Chef, mais on ne peut pas s’empêcher de trouver le juré Jean-François Piège sympathique, précis et chaleureux. Le chef a su garder une humilité rare dans le milieu parisien, et il voue aux concurrents la même attention qu’aux clients de ses adresses de la rue Saint-Dominique, la Brasserie Thoumieux, au rez-de-chaussée, et le gastro deux étoiles de vingt places du premier étage.
Les Editions Autrement lui ont demandé de participer à sa collection Manifeste. Il s’agit ici de défendre une valeur puis de donner la parole à d’autres acteurs qui font écho à l’idée. Le cuisinier s’est donc lancé dans une vraie réflexion sur son métier et la façon dont il l’imaginait. Pour lui, le repas doit se penser dans sa globalité, dès l’instant où les clients passent le seuil du restaurant. «Un pacte de confiance est également passé entre eux et moi. En échange de mon hospitalité, les convives m’accordent leur confiance dans ma capacité à leur donner à manger. Car avaler un aliment n’est pas un acte innocent.» Ainsi, en famille, on n’a pas de souci, la personne préparant le repas connaît la provenance des aliments, les contraintes alimentaires de chacun. Au restaurant, le chef a cette même responsabilité.
Le plaisir en avant
Piège saisit les changements de son temps: «Si, auparavant, aller au restaurant était vécu comme une simple alternative au dîner pris au sein du foyer, ce XXIe siècle semble mettre un accent tout particulier sur le plaisir. Plaisir de déguster des saveurs inédites, mais aussi de profiter d’un moment particulier avec des personnes choisies pour l’occasion.» Charge au chef, donc, de répondre le mieux à cette demande, en proposant non pas une œuvre artistique, mais bien une interprétation de son époque, de la disponibilité des ingrédients, des désirs des clients.
Parce que le chef doit s’adapter au quotidien, parce que ses préparations ne seront jamais tout à fait pareilles. «Ephémères et fragiles, les plats que je propose se créent autour d’ingrédients eux-mêmes changeants. Le cuisinier ne travaille pas avec une matière fixe et stable (…) A l’époque où la saison et le local sont devenus des arguments, les ingrédients ne sont plus et ne peuvent plus être normalisés et identiques tout au long de l’année.» Piège se rappelle son premier maître, Bruno Cirino, au Château Eza. Un jour que le jeune Jean-François avait commencé une recette en l’absence du chef, celui-ci l’avait repris en arrivant en cuisine: «Tu n’as pas choisi les bons ingrédients!» Cirino était alors allé au garde-manger, avait sélectionné les mêmes légumes mais à un stade de maturité différent: «J’étais ébahi, fasciné par l’amour et l’attention qu’il portait aux ingrédients.»
Jean-François Piège va plus loin, lui qui porte une attention à tous les éléments du repas: «La lumière qui se dégage lorsque l’on ouvre la porte, la première phrase prononcée par l’hôte lors de l’accueil, la manière dont on vous accompagne jusqu’à la table, l’attente avant la première bouchée, la bonne ambiance sonore, tous ces ingrédients sont susceptibles de fixer le souvenir que vous garderez du repas, tout comme le souvenir d’un repas de famille pourrait laisser un goût d’inachevé ou l’impression d’une fausse note sur une parfaite partition si une discussion venait à glisser sur un mauvais sujet.»
Réseau d’artisans
Dans son restaurant, il a ainsi invité la décoratrice India Mahdavi pour créer un univers décontracté et accueillant, où même la table est légèrement plus basse que d’ordinaire pour que le convive se sente à l’aise. Ses serveurs se baladent en jeans élégant, mais avec le nœud de cravate qui rappelle le smoking du maître d’hôte. Tout est minuté pour que le client n’ait jamais l’impression d’attendre. Au menu fixe ou à la carte, il a préféré cette formule de «Règle du jeu» où l’on choisit les ingrédients du jour et la longueur du menu.
Ce collectionneur fou de livres de cuisine anciens n’est pas partisan de l’esbroufe ou de la modernité à outrance. «Même s’il est tentant de faire du restaurant le lieu de toutes les expérimentations moléculaires, de transgresser les traditions par la réalisation de prouesses techniques, ces tentatives ont toutes les chances de n’être que de provocantes performances culinaires si elles ne sont pas replacées dans l’art de manger. Remarquables certes, mais vides de sens social, symbolique, esthétique et culturel.»
Car c’est bien le paradoxe d’une œuvre fragile qu’on demande à l’amateur de détruire. Comme le dit Piège: «Cet art de manger n’a qu’un but, nourrir le plaisir de la mémoire.»
"L’art de manger", de Jean-François Piège et ses invités, Ed. Autrement, 144 p., 31 fr. 40.
BIO EXPRESS
25 septembre 1970 Naissance de Jean-François Piège à Valence.
1984 Entrée à l’Ecole hôtelière de Tain-l’Hermitage.
1988 Débute au Chabichou, à Courchevel, avant de rejoindre le Château Eza de Bruno Cirino.
1990 Premier passage au Crillon, à Paris, avec Christian Constant avant de faire son service militaire dans les cuisines de l’Elysée.
1992 Débute chez Alain Ducasse, d’abord au Louis XV, puis au Relais du Parc, à Paris.
2000 Ouvre pour Alain Ducasse le Plazza Athénée, à Paris (3 étoiles).
2004 Revient comme chef de cuisine au Crillon (2 étoiles).
2008 Ouverture de la Brasserie Thoumieux, à la rue Saint-Dominique, à Paris, avec Thierry Costes.
2010 Ouverture du restaurant gastronomique au 1er étage du Thoumieux.
2010-2013 Juré à Top Chef.
2011 Reçoit directement deux étoiles Michelin. Désigné «chef de l’année» par ses pairs.